(ELIAS) Smoke & Mirrors

Sous la lueur d'une banale ampoule balançant au dessus de leur tête, il restait assit face à l'individu ligoté sur sa propre chaise tandis qu'un autre homme, derrière lui, faisant les cent pas sans discontinuer. Malgré la faiblesse de l'éclairage, Elias pouvait clairement voir les traits tirés sur son visage, les gouttes glissant le long de son front pour s'écraser au sol. Si lui parvenait à garder un calme olympique – un comble pour un sluagh, d'avantage habitué à être  celui qui pète les plombs – et à ne rien dévoiler de ses pensées, c'était loin d'être le cas pour son camarade. Récemment arrivé chez les styrges, il avait cru bon d'assassiner un seelie à Meanach sans pourtant avoir reçu la moindre consigne à ce propos. Et c'était bien là le problème de leur organisation ; il n'y en avait pas, ou alors si peu que tous se pensaient capables d'agir à leur guise, de faire ce que bon leur semblait. Les leaders eux-mêmes ne semblaient pas tellement savoir comment gérer un tel regroupement d'individus, un tel amas de haine pour l'ennemi seelie. Et Elias le sentait, il ne manquait pas grand chose pour que l'un d'entre eux, dans un sursaut de folie, tente de s'en prendre à la reine. Ils n'étaient pas encore prêts pour ça, ils n'étaient pas encore assez forts pour s'en prendre à elle, et ils ne survivraient sans doute pas à une telle entreprise. C'était un peu ce qu'il redoutait, lui qui dans sa vie de tous les jours rôdait dans la cour royale pour protéger celle et tous ceux qu'il voulait pourtant voir morts ; devoir, un jour, tuer l'un des siens pour les protéger tous. « Évidemment qu'il va nous balancer, tu crois quand même pas qu'il va juste fermer sa gueule alors qu'on a buté l'un des siens ? » C'était un peu le problème, quand on agissait sans même réfléchir aux conséquences. Des dégâts collatéraux, des victimes qui n'auraient jamais du l'être. C'était la guerre, se disait-il pour mieux faire passer tout ça. C'était la guerre et, comme dans toutes guerres, toutes les victimes n'étaient pas forcément dans l'un des deux camps belliqueux. Il y avait forcément des innocents piégés dans le lot, et cette guerre en préparation n'allait pas être une exception. Mais ils n'en étaient pas là, pas encore. « C'est un simple, idiot, pas un seelie. » Le détail ne changeait évidemment pas grand chose pour eux. Tout ce qui n'était pas unseelie était un ennemi potentiel. Et tout ce qui l'était pouvait le devenir rapidement, tant que les siens ne comprendraient pas la noblesse de leur entreprise.

« Tu comptes parler de ça à quelqu'un ? » Et alors qu'il se relevait lentement, le regard fixé sur le prisonnier, celui-ci remua vivement la tête de gauche à droite, de droite à gauche, le bâillon sur la bouche l'empêchant de répondre oralement. Une réponse du désespoir, alors qu'il voyait apparaître les premières larmes sur le visage du prisonnier, au fur et à mesure que celui-ci comprenait que, malgré tout, son espérance de vie venait de se réduire à peau de chagrin. Sur le visage de Elias, aucun sourire. Il ne prenait aucun plaisir à faire ça, pas quand il ne s'agissait pas d'une vermine seelie ou d'un traître unseelie. Pas quand il s'agissait d'un simple de Meanach, d'un homme dont la seule erreur fut d'être au mauvais endroit, au mauvais moment. « Bien sûr que non, tu n'en parlera pas... Je suis désolé, ça n'a rien de personnel. C'est juste... du boulot, tu comprends ? »
Il ne lui laissa guère le temps de répondre, tandis que s'enfonçait dans son cœur la lame d'air forgée par le sluagh. Et tandis que le dernier souffle s'extirpait de la poitrine de sa victime, il planta son regard sur son camarade. « Recommences ne serait-ce qu'une seule fois, et je te raccourcirai d'une tête. »


Ils s'étaient regroupés autour d'une table, des cadavres de bouteille trônant déjà en son centre. C'était devenu une habitude pour les gardes de la milice de se retrouver ici à la fin de leur service, après avoir passé la journée à scruter les individus, à rester immobiles, droits comme des piquets, prêts à réagir au moindre mouvement un peu trop suspect. Une tension qui pouvait enfin redescendre quand ils s'installaient sur les chaises, quand ils commandaient les premières boissons qui, fatalement, en appelleraient d'autres. Et alors que les conversations se lançaient un peu partout, Elias lui se contentait de vider petit à petit sa bouteille, le regard dans le vide. S'ils savaient, eux tous, la torture qu'il pouvait subir en protégeant cette reine qu'il s'était pourtant juré de tuer, pour le bien de ce royaume en plein déclin, souillé et insulté par le tyran seelie. Pour eux, ce boulot était tout à fait normal, leur loyauté allait à la reine et ils ne pouvaient sans doute pas comprendre la logique de la loyauté du sluagh s'il leur en parlait. Ils étaient ses frères, et pourtant il ne pouvait se confier à aucun d'entre eux, bien trop englués dans leur loyauté aveugle envers une reine qui ne mérite définitivement pas ce titre. « Au fait, Elias, tu es un Archambault ? » L'alcool encore dans la gorge, il se contenta de hocher de la tête de haut en bas. C'était un fait connu qu'il faisait partie de la famille Archambault, de la noblesse unseelie. Et il ne voyait pas très bien où pouvait en venir le collègue en lui posant une question aussi évidente. « Et ils ne t'ont toujours pas marié... »

Maintenant, il comprenait. La trentaine commençait à apparaître à l'horizon, et pourtant il était encore seul. Personne pour nouer une alliance, personne pour offrir au clan un héritier. De toute façon, ce n'était pas le boulot qu'on demandait à celui qui ne faisait partie « que » de la troisième lignée familiale. Il était loin d'être une priorité pour le chef Archambault, dont les ambitions tournaient principalement autour des premiers héritiers. « Je ne suis qu'un cousin, pourquoi s'emmerderaient-ils à me marier à une simple cousine ? Ce ne serait qu'un mariage de seconde zone. » Il l'avait dit dans un sourire, avalant au passage le reste du contenu de la bouteille. Mais c'était pourtant la réalité. Il n'était pas assez important pour imposer un mariage d'intérêt, et même s'il s'appelait bien Archambault, le patriarche avait des affaires autrement plus importantes que le mariage d'un cousin qui trônait au fin fond du classement des héritiers.

« Ouais, pas faux... En parlant de seconde zone, la nièce de la reine est passée aujourd'hui. Shea, j'crois. » Il l'avait vue, lueur de naïveté dans un monde qui semblait beaucoup trop sombre pour elle, petite créature que tous disaient fragiles, la banshee-agneau au milieu de ses sœurs louves. « Paraît qu'elle est libre... – Comme si t'avais une chance, tu pourrais même pas te choper une noble. » Et, sous les rires des camarades, il se renfonça dans son silence, une nouvelle bière à la main, plongeant de nouveau dans ses pensées. Shea, la nièce de la reine, naïve au possible. Sans même qu'il ne s'en rende compte, un sourire se dessina sur ses lèvres, et plus il y pensait, plus ce sourire s'élargissait. Voilà comment il pourrait s'approcher de la reine, voilà comment les stryges allaient pouvoir, enfin, véritablement agir. Ne restait plus qu'à s'approcher de cette petite poupée blonde.